"Le Livre du Tout"

What happens when literature transcends time, space, and perception? In The Book of Everything, I explore the boundaries of imagination, inspired by Borges' mystical works like The Aleph and The Book of Sand. This story weaves the mysterious threads of infinite narratives into a single, enigmatic volume—the Book of Everything. As the protagonist delves into its pages, they encounter impossible juxtapositions, paradoxes, and syngraphic layers of meaning that challenge the limits of storytelling itself.

A meditation on literature, imagination, and the nature of reality, this tale invites readers to question: how much of what we experience as truth is simply an illusion of coherence?

Que se passe-t-il lorsque la littérature transcende le temps, l’espace et la perception ? Dans Le Livre du Tout, j’explore les limites de l’imagination, inspiré par les œuvres mystiques de Borges comme L’Aleph et Le Livre de sable. Cette histoire tisse les fils mystérieux de récits infinis dans un seul volume énigmatique—Le Livre du Tout. Au fil des pages, le protagoniste découvre des juxtapositions impossibles, des paradoxes et des couches syngraphiques de sens qui défient les limites mêmes du récit.

Une méditation sur la littérature, l’imagination et la nature de la réalité, ce récit invite les lecteurs à se poser une question : combien de ce que nous percevons comme vérité n’est qu’une illusion de cohérence ?

Ce récit, vrai ou peut-être faux, car qui sait si ce que nous vivons dans notre état d’éveil n’est en réalité qu’un rêve inconscient, une vie onirique dont nous ne serions que les marionnettes, dirigées par un sommeil délirant ? Et qui peut affirmer que ce que nous considérons comme des rêves, lorsque nous dormons, n’est pas en vérité notre vie « réelle » ?
C’est ainsi que ce récit, bien qu’il semble vrai, pourrait n’être qu’un rêve issu d’une autre existence, incompréhensible pour nous.

J’étais assis dans mon fauteuil, savourant un verre de porto tout en lisant ma nouvelle préférée de García Márquez, lorsque la sonnette retentit. En ouvrant la porte, je découvris un homme à l’apparence étrange, presque irréelle. Sa peau, d’une blancheur extrême, semblait translucide. Ses yeux, d’un bleu glacial, contrastaient avec ses cheveux d’un blond si pâle qu’il m’était difficile de discerner ses sourcils. Pourtant, cette lumière éclatante dégageait une obscurité troublante, une contradiction qui me laissa immobile, déconcerté. L’homme semblait jeune à en juger par ses traits, mais ses gestes trahissaient une ancienneté déroutante.

Lorsqu’il prit enfin la parole, il déclara être en possession du Livre du Tout. Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire, mais ma curiosité de bibliophile fut piquée au vif. Dans mon salon, il sortit un vieux livre à l’apparence antique, manifestement âgé de plusieurs siècles. Une étrange fascination s’empara de moi dès que je le vis. Je pris l’ouvrage en main et l’examinai avec attention. À première vue, rien de particulier, si ce n’est que la texture du papier semblait incroyablement douce. Intrigué, je pinçai une page entre mon pouce et mon annulaire pour comprendre l’origine de cette sensation veloutée.

L’homme, observant mon geste, semblait soudain nerveux, comme s’il craignait de rater une occasion précieuse.
— Combien ? demandai-je.
— Je vous le cède pour 80 000 pesos, répondit-il.

Le prix me parut étonnamment bas pour un tel livre, et je lui tendis l’argent sans hésiter, avant qu’il ne change d’avis. Il sembla satisfait de sa vente et, sans un mot de plus, sortit avec un simple hochement de tête. Je l’accompagnai à la porte, puis l’observai disparaître aussi mystérieusement qu’il était arrivé.

Resté seul, je m’installai dans le salon pour examiner le livre en détail. La couverture en cuir ornée de motifs dorés lui donnait un air énigmatique. Il n’y avait aucun titre, mais, à l’ouverture, sur la première page, une inscription attira mon attention : Le Livre du Tout. Ce titre grandiloquent m’irritait presque par son immensité. Encore une fois, je fus frappé par la texture singulière des pages, qui oscillaient entre transparence et solidité. En y regardant de plus près, je compris qu’il ne s’agissait pas de papier ordinaire, mais de parchemin si souple qu’il semblait pouvoir s’effondrer sous mes doigts.

Je feuilletai quelques pages au hasard et tombai sur un récit du paradis terrestre, mettant en scène Adam et Ève.
— Serait-ce une sorte de Bible ? murmurai-je.

Je commençai à lire, et c’est alors que quelque chose d’extraordinaire se produisit :

« Elle se pencha vers le fruit mystérieux
à côté duquel un bel animal rampant
chuchotait de jolis mots délicieux :
"Viens, goûte ce plaisir innocent,
qui te montrera le tout de l’existence
comme tu ne l’as jamais imaginé." »

Simultanément, mes yeux parcouraient un autre texte :

« Il s’éloigna de la fleur banale
derrière laquelle un abominable oiseau
criait d’affreuses phrases dégoûtantes :
"Si tu voles cette douleur coupable,
elle ne te cachera rien de la mort
que tu as toujours imaginée." »

Toutefois, ce que je lisais était en vérité :

« Elle (il) se penchaloigna vers le fruiteur mystérieunal,
à côté, même derrière duquel un belnable rampant oiseau
chuchotait en criant des mots en phrases délicifreutantes.
Viens goûte ce plaisir, car si tu voles cette douleur, tous les deux innocenpables,
ils te montrecheront le tout et le rien de l’existence comme de la morte,
que tu n’as jamjours imaginé. »

Je restai immobile, comme figé par l’étrangeté du texte. Soudain, je sus : il s’agissait du Livre de sable, cet ouvrage infini sans commencement ni fin. Mais il était aussi l’Aleph, ce point mystérieux qui contient tous les points de l’univers, « le microcosme des alchimistes et des cabalistes ». Ces deux objets, immortalisés par Borges, semblaient à présent réunis en un seul, et ils se trouvaient dans mes mains.

Je feuilletai le livre, songeant à Borges et à l’émotion qu’il dut ressentir en découvrant l’Aleph dans le sous-sol de la maison de la rue Garay à Buenos Aires. Comment cet objet cosmique avait-il fusionné avec le Livre de sable, oublié sur une étagère quelque part ? Ces deux artefacts avaient traversé le temps et l’espace, convergeant ici, devant moi. « Ce n’est pas complètement insensé », me dis-je, tout en m’interrogeant : comment l’Aleph, un lieu visible, pouvait-il exister dans un texte ? À moins que…

Je décidai d’en lire davantage. Je tombai sur une page où une petite illustration attira mon attention. Elle montrait des figures minuscules — des sortes d’hommes-bâtons — qui marchaient, dansaient, discutaient et s’aimaient. Tout semblait se dérouler simultanément. Ce n’était pas une simple image : c’était une vision de l’humanité, passée, présente et future, vue dans les miroirs cosmiques de l’Aleph.

Je poursuivis ma lecture :

« Et donc ces créatures insignifiantement immenses, appelées des humaines bêtes, avaient un corps comme les autres créatures, mais avaient aussi un non-corps qui se voyait invisible dans leurs yeux limpides d’obscurité.
On disait que les yeux que ces humaines bêtes possédaient étaient les seuls passages d'accès au non-corps. Ce qu’on disait du non-corps était bizarrement ordinaire. On disait par exemple qu’il était capable d’aimer en haïssant ; ou de haïr en aimant, c'étaient les deux sentiments les plus complexes entre ces créatures, comme celui qui hait autant qu’il aime et finit par mourir en vie d’un amour haïssable. »

En lisant ces lignes, je pris conscience de l’intention de l’auteur : créer des images syngraphiques qui superposaient des contraires simultanés. Ces textes n’étaient pas simplement écrits ; ils invitaient à une immersion totale, une expérience presque visuelle.

Mais il restait une question essentielle : ce livre avait-il une fin ? Je tentai de saisir la dernière page, mais chaque fois que je croyais l’atteindre, elle semblait s’éloigner. Je recommençai plusieurs fois, mais en vain. Comprenant que ce mystère ne pouvait être résolu rationnellement, je repris ma lecture, fasciné par cet objet où le temps et l’espace semblaient perdre tout leur sens.

Je tombai sur un passage où je lus :


« L’univers, devenu rien, fut richement pauvre d’idées séparatistes qui donnaient l’illusion de syncrétisme magiquement réel. Les êtres du cosmos sont à présent occupés de la reconstruction de la destruction. Cet univers est détruit et il se reconstruit. Les hommes sont des femmes. Elles se sont amalgamées en eux. Même les couleurs de peau se sont fusionnées et les races n’existent plus. L'humanité est d’une toute nouvelle couleur. Le noir est blanc, le jeune est brun, le blanc est noir, le brun est jaune. Le noir et le blanc et le jaune et le brun sont toutes les couleurs en même temps. La paix fait peur car la guerre est tranquille. En gros, l’aujourd’hui de toujours est un chaos ordonné dans ce cosmos unitaire. »

La petite illustration de cette page commença soudain à tourner. C’étaient des millions d'événements simultanés que virent mes yeux : des actes de guerre, d’amour et de paix, des gens de couleurs de peau que je n’avais jamais vus. Des étoiles et des planètes, des villes détruites, de nouveaux territoires inconnus, des labyrinthes et des chemins droits, des arbres au milieu des mers bleues, vertes, roses et jaunes, des créatures odieuses et des êtres estimables.

Toutes ces images, que je ne peux ici raconter que de manière successive, je les vis simultanément, comme les textes syngraphiques me permettaient de les « voir » juxtaposées dans ma tête.

Je compris alors que ce livre possédait la capacité unique de présenter les deux faces de chaque mythe, histoire ou événement de l’univers : la lumière et l’obscurité, la vie et la mort, l’amour et la haine. Il était une fenêtre ouverte sur le « tout » de l’existence, un paradoxe littéraire rendu tangible par les mots valises, les oxymores et les dualités intrinsèques:

fruit mystérieux/ fleur banale,

bel animal rampant/abominable oiseau,

jolis mots délicieux/ d’affreuses phrases dégoûtantes,

goûte ce plaisir innocent/ Si tu voles cette douleur coupable,

te montrera le tout de l’existence/ ne te cachera rien de la mort.

Cependant, la lecture se produisit de façon synchrone, soit parce que le livre possédait cet attribut magique, soit parce que l’auteur s’était servi de mots-valises, ainsi que de paradoxes logiques et d’oxymores, pour créer cet effet :

« à côté, même derrière duquel un belnable rampant oiseau chuchotait en criant des mots en phrases délicifreuxtantes. Viens goûte ce plaisir car si tu voles cette douleur, tous les de deux innocenpables, ils te montrecheront le tout et le rien de l’existence comme de la morte, que tu n’as jamjours imaginé. »

À mesure que je tournais les pages, je me demandais : cet objet était-il vraiment humain ? Borges avait écrit que l’Aleph et le Livre de sable n’étaient accessibles qu’au hasard et au mystère. Peut-être, pensai-je, étais-je en train de lire non seulement un livre, mais aussi l’univers lui-même, dans ses moindres détails et contradictions infinies.

Le deuxième récit, qui évoquait les notions de corps et d’esprit chez l’homme, désigné dans le texte comme « humaine bête », recourait, comme mentionné plus haut, à des oxymores et des mots-valises. Mais on y trouvait également l’usage du paradoxe logique, où une idée exprimée n’exclut pas son contraire. Par exemple, dans la phrase : « […] mais avaient aussi un non-corps qui se voyait invisible dans leurs yeux limpides d’obscurité. », un corps invisible devrait, logiquement, exclure toute visibilité. Pourtant, ce récit me suggérait qu’un « non-corps » pouvait être simultanément visible et invisible, par le biais d’yeux paradoxalement limpides d’obscurité.

Un raisonnement semblable apparaissait dans l’affirmation : « […] capable d’aimer en haïssant ; ou de haïr en aimant […] finit par mourir en vie d’un amour haïssable. ». Ici encore, le texte jonglait avec des contraires — amour et haine, vie et mort — pour les rendre inséparables dans l’expérience humaine.

Dans le troisième texte que j’avais lu dans ce livre mystique, je m’interrogeais sur ce que l’on pourrait appeler une anaphore syngraphique : « Les hommes sont des femmes. Elles se sont amalgamées en eux. ». Deux réalités apparemment incompatibles étaient présentées simultanément : les hommes devenaient femmes et les femmes, hommes, permettant une fusion des genres dans un même espace narratif. Je me disais toutefois que ce qui rendait possible cette juxtaposition d’images et de réalités contraires relevait de la capacité du cerveau à imaginer des scènes juxtaposées, superposant ainsi des univers opposés en une seule vision. Les illustrations accompagnaient cette syngraphie, agissant comme une matérialisation de l’Aleph que Borges avait décrit dans son récit.

Pourtant, je ne comprenais toujours pas comment un « lieu », décrit comme se trouvant « à la partie inférieure de la marche, vers la droite », et ayant l’apparence d’une « petite sphère aux couleurs chatoyantes, qui répandait un éclat presque insupportable », aurait pu se retrouver dans ce livre. Après tout, c’était possible, me disais-je. Rien, dans L’Aleph, n’indiquait que cette sphère découverte à la dix-neuvième marche ne pouvait pas être un livre. Peut-être Carlos Argentino avait-il déplacé l’Aleph avant la démolition de sa maison de la rue Garay.

La fusion entre L’Aleph et Le Livre de sable demeurait inexpliquée. Mais cette question n’avait pas besoin de réponse. Ces deux objets étaient par essence mystérieux, et je préférais m’émerveiller de leur existence plutôt que de m’inquiéter des moyens par lesquels ils avaient fusionné ou étaient arrivés jusqu’à moi.

En revanche, d’autres points méritaient réflexion, comme la manière dont Borges avait choisi de raconter sa perception de l’Aleph. D’après son récit, la nuit où il l’avait vu, il semblait avoir perçu la totalité de la création et de l’univers en un seul instant.

« Chaque chose (la glace du miroir par exemple) équivalait à une infinité de choses, parce que je la voyait clairement de tous les points de l’univers. Je vis la mer populeuse, l’aube et le soir, les foules d’Amérique, une toile d'araignée argentée au centre d’une pyramide, un labyrinthe brisé (c'était Londres), je vis des yeux tous proches, interminables, qui s’observaient en moi comme dans un miroir, je vis tous les miroirs de la planète et aucun ne me refléta, je vis dans une arrière-cour de la rue Soler les mêmes dalles que j’avais vues il y avait trente ans dans le vestibule d’une maison à Fray Bentos, je vis des grappes, de la neige, du tabac, des filons de metal, de la vapeur d’eau, je vis des convexes déserts équatoriaux et chacun de leurs grains de sable, […] je vis en même temps chaque lettre de chaque page (enfant, je m’étonnais que les lettres d’un volume ne se mélangent pas et ne se perdent pas au cours de la nuit), je vis la nuit et le jour contemporain, […] l’engrenage de l’amour et la transformation de la mort, je vis l’Aleph, sous tous les angles, je vis sur l’Aleph la terre, et sur la terre de nouveau l’Aleph et sur l’Aleph la terre, je vis mon visage et mes viscères, je vis ton visage, j’eus le vertige et je pleurai, car mes yeux avaient vu cet objet secret et conjectural, dont les hommes usurpent le nom, mais aucun homme n’a regardé : l'inconcevable univers. » Borges, Jorge Luis, L’Aleph Traduit de l’espagnol par Roger Caillois et René L.-F. Durand Gallimard, 1977, p. 125-126

Il paraît que Borges a tout vu en même temps, et son récit tente incontestablement de transmettre de la manière la plus fidèle cette expérience. On pourrait affirmer qu’il s’agissait d’une syngraphie, où tout était juxtaposé, avec un récit qui paraissait itératif, car ce que Borges a vu s’est déroulé simultanément dans des endroits différents : le désert, la neige, les lettres, l’amour, la mort, l’ici, l’ailleurs... Par la répétition de « je vis », Borges décrit son expérience et donne l’impression que tout arrive en même temps. Cependant, il y avait aussi une dimension spatiale, car il était présent dans tous les lieux de la planète. Ainsi, bien que le résultat soit une succession de mots, nous pouvons affirmer qu’il y a une syngraphie, puisque le lecteur perçoit clairement que ce que Borges a vu dans l’Aleph constitue plusieurs histoires à la fois.

En réfléchissant à ma récente acquisition, Le Livre du Tout, ainsi qu’à L’Aleph et Le Livre de sable, je pris mes exemplaires de Borges Esencial pour relire et trouver une réponse à ce mystère du fusionnement des ouvrages. En relisant L’Aleph, je fus surpris par ce que je trouvai vers la fin du récit :

« Pour incroyable que cela paraisse, je crois qu’il y a (ou qu’il y eut) un autre Aleph, je pense que l’Aleph de la rue Garay était un faux Aleph. » Ibid. p. 128.

Borges se demande ensuite si le véritable Aleph pourrait se trouver au centre d’une pierre, et il affirme avoir probablement vu ce lieu lorsqu’il a tout vu dans l’Aleph, mais qu’il l’a oublié.

Si cela est juste, il se pourrait également que Le Livre de sable, que Borges a abandonné sur l’un des rayons humides de la Bibliothèque nationale, fût lui aussi un faux. Cela renforcerait mon hypothèse initiale : Le Livre du Tout serait le véritable exemplaire, comprenant les deux amalgamés en un seul. Comblé d’émotion, et convaincu de la véracité de cette découverte, je décidai de m’enfermer dans mon bureau pour continuer à feuilleter mon trésor.

Je restai enfermé toute la nuit, sans ressentir la moindre fatigue. Ce n’est qu’avec les premiers rayons du soleil que je compris qu’il me fallait m’arrêter et me rendre au travail. Mais même au bureau, mes pensées étaient captivées par ce livre merveilleux. Je devins obsédé, et bientôt, je cessai de voir ma famille et mes amis. Ce que j’aimais par-dessus tout, c’était contempler les illustrations. Elles bougeaient comme en trois dimensions, et, sachant que ce que je voyais une fois dans le livre ne pouvait être vu une seconde fois, je restais des heures, hypnotisé, presque ensorcelé.

Je regardais les multitudes de visages, la solitude des champs, l’intensité de la mer, ou encore la terreur de la guerre. Je contemplais avec horreur et fascination le futur des planètes, les nouvelles créatures du cosmos, ainsi que le passé oublié, ce que j’avais vécu, et ce que les gens de la Terre avaient vu. La beauté des enfants, la laideur de la haine… Tout cela défilait devant mes yeux, créant un univers infini et inépuisable.

Le lecteur de ce récit se demandera, après cette succession de faits invraisemblables, ce qu’il en est de leur authenticité. Cher lecteur, je vous assure que je vous comprends parfaitement. Moi-même, je me suis interrogé sur la véracité des récits de Borges. Pourtant, nous le savons bien : la vraisemblance ou l’apparence ne sont pas synonymes de vérité. Et je ne chercherai pas ici à justifier ce récit, car il est vrai — du moins, il l’est dans notre réalité, qui pourrait être fausse, comme je l’ai précisé au début.

Il ne s’agit pas, cher lecteur, de vous convaincre de la véracité de mon récit, mais plutôt d’explorer la manière incroyable dont les histoires se mêlent dans ce Livre du Tout, et le style unique que Borges a choisi pour raconter ces événements extraordinaires. Mon intérêt se concentre donc sur la possibilité syngraphique dans la littérature.

En réfléchissant à l’œuvre de Borges, je l’avais toujours perçue comme une exploration mystique de l’Orient, de l’exotisme, des labyrinthes, des alphabets, du temps et de l’espace, ou encore des récits magiques tels que ceux des Mille et Une Nuits. Je repris mon exemplaire de Borges Esencial et me mis à feuilleter encore une fois ses récits de fiction.

J’avais toujours ressenti, chez Borges, une fascination pour tous les mystères possibles : ceux des cultures, des religions et des époques. Pourtant, Le Livre de sable et L’Aleph m’avaient toujours captivé différemment, en raison de leur magie et peut-être aussi parce que les deux histoires tournaient autour d’objets mystérieux. En constatant l’existence de ces deux objets amalgamés en un seul dans ce Livre du Tout, je compris l’importance et l’intérêt de l’écriture syngraphique.

Quelle autre démarche aurait pu adopter l’auteur de ce volume étrange ? Seule la syngraphie permettait au lecteur de percevoir la vérité de l’existence et l’immensité de l’univers. À cet instant, je ressentis la même peur que Borges lorsqu’il devint prisonnier du Livre de sable ou qu’il fut témoin du pouvoir de L’Aleph.

Des semaines passées à analyser ce Livre du Tout devinrent des mois. Et, lorsque je ne sus plus si mon enfermement ressemblait à une minute ou à un siècle, la peur s’insinua en moi. J’avais l’impression de me perdre à travers l’infini, dans un point quelconque de l’espace et du temps.

Je décidai qu’il était temps de me débarrasser de ce livre monstrueux, non sans avoir, au préalable, noté minutieusement les impressions considérables de ce que j’y avais lu et vu.

Je me suis dit que la méthode la plus efficace pour me défaire du livre ne serait pas de le brûler. Comme Borges, je craignais que l’incinération d’un livre infini ne soit également infinie. L’option de l’abandonner dans une bibliothèque, pour qu’il se perde comme une feuille dans une forêt, était également hors de question : cela risquait de le mettre entre les mains d’un lecteur pervers. Je décidai donc de l’abandonner au milieu de la mer, durant un voyage que je fis sur l’île de Providencia, aux Caraïbes.

Le dernier soir où j’en fus le propriétaire, je m’assis sur le porche de mon bungalow, face à la mer, et je l’ouvris au hasard une dernière fois.

« Les grands étaient dès le début tellement petits. Ces fourmis en habits éléphantesques arrivèrent en marchant fort, d’un pas tellement lourd dans leur légèreté insignifiante qu’elles furent vite haïes. Les petits avaient toujours été de forts loups, affamés des habits éléphantesques portés par les grandes fourmis. Les loups s’organisèrent chaotiquement : le chaos servit de distraction dans cette planète de bêtes. Qui était en charge ? Comment le savoir ? Tous étaient morts dès la naissance. Tous dormaient en éveil et se croyaient éveillés pendant le sommeil. Les loups restaient dans leurs cavernes et les fourmis sous la terre. Quand l’arc-en-ciel se montra arrogant d’un extrême à l’autre, aucune créature n’osa y marcher. »

À côté du texte, un arc-en-ciel bougeait, vibrant de couleurs éclatantes, comme de l’eau cristalline. Superposée à cette image, une autre apparaissait : une scène de guerre et de haine. Des hommes et des femmes s’arrachaient leurs habits ; dans cette lutte désespérée, du sang sombrement lumineux tachait leurs corps relâchés.

Encore une fois, je fus abasourdi par la beauté horrible des images et par leur pouvoir de révéler des sentiments contraires simultanément. De même, le texte, riche en paradoxes logiques et en anaphores, me dévoilait une réalité complexe du pouvoir et de l’oppression par la lecture simultanée de deux récits.

Je me demandai alors : est-il possible de faire une lecture syngraphique ? Dans le Livre du Tout, cela était absolument possible. Et dans la vie ? Je me dis que c’était également envisageable. La vie elle-même est syngraphique : nos sentiments sont souvent contradictoires, et nos pensées ne suivent pas toujours une logique linéaire. Nos sens, eux aussi, peuvent être syngraphiques : plusieurs goûts, sons, sensations tactiles et odeurs peuvent coexister en même temps. Dès lors, pourquoi la lecture ne pourrait-elle pas être syngraphique ?

Le choix des mots, la construction des phrases et les figures de style contribuent à bâtir ces récits simultanés. Mais c’est notre cerveau qui, en fin de compte, permet leur fusion ou leur juxtaposition, de manière cohérente — ou du moins compréhensible.

Quand je lis la phrase : « Les grands étaient dès le début tellement petits. », mon cerveau extrait simultanément plusieurs significations. Je peux imaginer des hommes insignifiants mais puissants, ou encore des individus de grand esprit mais de petite taille. Mon imagination continue alors, indéfiniment, à générer des images à partir de cette phrase.

Cependant, le livre avait été conçu de manière intrinsèquement syngraphique. Pourquoi ? Je me dis qu’un livre à la fois magique et monstrueux devait nécessairement avoir été écrit par un être magique et monstrueux. Cet auteur n’était pas humain, mais il ne s’agissait pas de réfléchir en ces termes.

Il fallait plutôt s’interroger sur l’objectif du Livre du Tout : montrer la totalité de l’univers. Et comment montrer tous les aspects d’une même pièce de monnaie sans utiliser une approche syngraphique ?

Ces possibilités logiques et communicationnelles étaient la base de ce livre que je m'apprêtais à jeter dans la mer pour que l’eau et les requins s’en occupassent du reste. À mes yeux ce raisonnement semblait complètement logique. Borges l’avais vu et lu et il n’avais jamais questionné la véracité du Livre de sable ni de l’Aleph. Il avait ressenti leur danger et c’est pourquoi il décida lui aussi de s’en débarrasser.

Je fermai le livre et me dirigeai vers le petit bateau à côté duquel un homme qui paraissait vieux par sa physionomie attendait. Sans un mot il monta dans l’embarcation et je fis pareil. Le ciel, éclairé par les étoiles infinies me parut plus noir que jamais. Après quelques minutes de navigation qui parurent des heures, le bateau s’arrêta. Je me dis que l’homme était jeune d’après ses gestes et soudain je crus reconnaître en lui le même homme qui était arrivé chez moi quelques mois auparavant, avec ce même livre dans son sac. En le regardant fixement j’eus l’impression qu’il savait très bien qui j’étais, et ce que je venais faire. Je voulus lui demander quelque chose, lui expliquer la vraie nature du livre. Je ne sais pas comment, mais j’ai vu dans ses yeux qu’il le savait déjà. Finalement il me regarda comme pour me dire « faites ce que vous devez faire », alors je pris le livre avec mes deux mains et le lâchai juste a côté du bateau. L’eau semblait illuminée à l’intérieur car je pus voir comment le livre monstrueux descendit vers la noirceur profonde de la mer. Je regardai l’homme, espérant peut-être un geste approbateur, mais il regardait déjà en direction de l’île ; il était temps de rentrer. J’espère ne plus jamais les retrouver ; ni l’homme, ni le livre.